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Deux communiqués anticipant une crise éventuelle et les médias tombent à bras raccourcis sur Renault. Signe des temps. Et mauvais signe en vérité.
Au siècle dernier, Sartre recommandait à ses camarades communistes de ne pas toujours tout dire pour ne pas affoler une classe ouvrière dont l’usine de l’Ile Seguin à Billancourt constituait la concentration la plus dense. De l’époque de la Régie à ce jour, Renault a toujours fait l’actualité et incarné toutes les affres d’une histoire industrielle et économique à rebondissements. Ce vendredi 12 octobre 2012 restera un nouveau jour de gloire dont le groupe se serait volontiers passé : télévisions, radios, sites d’information en ligne, puis journaux partagent les mêmes unes sur l’anticipation du suicide des « faux espions » illustrée dans les communiqués préparés à l’époque. Dur dur d’être un symbole, pourrions nous dire en effet pour paraphraser un célèbre bébé chanteur, tant se cristallisent sur vous tous les mots et maux d’une société française de défiance, en rogne contre ses grandes entreprises.
Bref rappel des faits. Après avoir identifié en son sein trois cadres dirigeants supposés espions et envoyé son Président faire état de ses convictions au journal de 20 heures, le groupe a du faire le dos rond et finir par reconnaître piteusement qu’il s’agissait en fait d’une sombre manipulation. Aujourd’hui, Renault doit s’expliquer à nouveau dans les médias sur l’existence de communiqués préparés dans l’hypothèse d’un suicide de l’un des cadres concernés, et versés au dossier de l’instruction en cours. S’en suit alors un déferlement de critiques et haut-le-cœur médiatiques, sur le thème partagé d’un procès en cynisme.
Si l’on s’accordera pour reconnaître que dans l’affaire de pseudo-espionnage en question, Renault a fait beaucoup pour se ridiculiser, tant sur le fond que sur la forme, ce nouvel emballement témoigne cette fois surtout de trois caractéristiques majeures de notre univers médiatique et de ses acteurs : un aveuglement vaguement teinté de bonne conscience tout d’abord, une hiérarchisation des faits qui appartient au passé ensuite, et une méconnaissance totale des enjeux de la communication de crise d’une grande organisation enfin.
Sur le premier point, force est de constater que certains journalistes sont parfois plus prompts à donner des leçons de morale managériale qu’à ausculter leurs propres pratiques. Espérons ensemble que nous n’ayons pas à découvrir, un jour prochain, que les rédactions – qui font les vierges effarouchées face à deux communiqués dont le sens n’est plus à chercher dans le contexte d’aujourd’hui mais dans celui d’hier – auraient dans leur tiroir des nécrologies pré-rédigées sur quelques personnalités célèbres à l’âge avancé ou à la santé fragile. Si notre Johnny national était imposé proportionnellement au nombre d’hommages posthumes déjà écrits et stockés dans les disques durs journalistiques, nous le pardonnerions presque de résider à Gstaad…
L’univers médiatique ne se résumant pas aux seuls journalistes, ce type de « dossiers » donne par ailleurs toujours l’opportunité à quelques personnalités de prendre les devants pour se faire valoir, souvent avec la plus déconcertante des incongruités. Deux bons clients se sont distingués cette fois par des prises de parole aussi étonnantes que déplacées. Harlem Desir a tiré le premier : « Ces gens deviennent indécents, on touche au cynisme et à l’inhumain ». Accuser sans raisons trois cadres dirigeants d’espionnage au profit de la concurrence, les donner en pâture à l’opinion par le PDG tiré à quatre épingles au journal de 20 heures, oui, cela est indécent et condamnable. Préparer deux communiqués types dans un contexte sensible, c’est de la bonne gestion (aïe… oui, je sais, certains mots hérissent le poil) pour une entreprise aussi sensible que Renault, nous y reviendrons plus loin. Mais cela ne mérite en rien ces mots outranciers et définitifs. Vous avez dit cynisme ?
La seconde personnalité à mettre son grain de sel, c’est Stéphane Richard, dirigeant de France Telecom Orange, déclarant qu’avec cette pratique, on atteint « le niveau du cynisme ». Stéphane Richard est l’archétype triomphant du pantouflage à la française et du mélange des genres public / privé / droite / gauche : énarque, Inspecteur des Finances, membre du cabinet de Dominique Strauss Kahn un temps, puis collaborateur de Jean-Marie Messier à la Générale des Eaux, devenu ensuite millionnaire via un juteux LBO sur Nexity, et revenant dans le public, fortune faite, comme Directeur de Cabinet de Jean-Louis Borloo puis de Christine Lagarde, avant de se faire bombarder à la tête de France Télécom Orange, non sans un avis désormais célèbre et hilarant de la Commission de Déontologie, autorisant ce transfert à la condition expresse que l’heureux élu n’ait plus de « contacts professionnels » avec ses anciens collègues de Bercy. Ce qui, reconnaissons-le, ne doit pas être un mince défi pour le dirigeant d’une des plus grandes entreprises françaises dont l’Etat détient un quart du capital… Bref, et vous me pardonnerez cette petite digression gourmande mais tentante, Stéphane Richard a effectivement toute légitimité aujourd’hui à commenter ces communiqués de Renault, dirigeant une entreprise désormais aussi célèbre pour ses réseaux téléphoniques que pour les suicides successifs de plusieurs de ses salariés ces dernières années. Rappelons nous d’ailleurs qu’il était alors le second d’un Président qui fustigeait « cette mode des suicides »… Alors, effectivement, personne ne me fera croire que les tiroirs ou ordinateurs de la Direction de la Communication de France Telecom Orange ne comportent strictement aucune procédure de communication interne et externe en cas de suicide d’un salarié, voire quelques communiqués et questions-réponses ad hoc… Vous avez dit cynisme ?
La sur-médiatisation de cette affaire des communiqués traduit ensuite le gommage progressif de tous les reliefs dans le traitement de l’information. Ce vendredi 12 octobre 2012 voyait en effet également l’obtention par l’Europe du Prix de Nobel de la Paix pour l’effort de construction européenne. Le traitement conjoint de ces deux informations par les médias durant la matinée, et notamment par les radios et télévisions d’information continue, ne pouvait que laisser pantois ou songeur. Une nouvelle fois, c’est bien l’accusation de pseudo-espionnage elle-même qui était dramatique et ô combien critiquable, mais en quoi la découverte de ces deux communiqués pouvait-elle justifier autant d’espace et de temps qu’un Prix Nobel de la Paix dont la portée historique s’avère difficilement comparable ? Ne soyons pas naïfs à notre tour, chacun peut comprendre que certains sujets ont une dimension grand public plus marquée que d’autres, et que des médias en concurrence ont besoin d’histoires à raconter pour capter et séduire leur public. Alors bien évidemment, des espions, vrais ou faux, des suicides, anticipés ou fantasmés, des entreprises, opportunistes ou cyniques, feront toujours des histoires d’autant plus saisissantes à raconter qu’elles se découpent en saisons et épisodes. Mais la presse, quel que soit le système concurrentiel dans lequel elle évolue, doit aussi savoir se poser des questions sur la hiérarchie des événements dont elle met elle-même en scène la proximité et la concomitance, et donc leur perception relative. Vous avez dit cynisme ?
Le procès en cynisme instruit ces derniers jours contre Renault illustre enfin une parfaite méconnaissance des enjeux d’information et de communication de toute grande organisation baignée dans une démocratie d’opinion. Et ce, tout particulièrement, lorsque l’on s’appelle Renault et que l’histoire vous a taillé successivement le costume de la collaboration avec l’ennemi, de la vitrine sociale, puis de la privatisation exemplaire, de la revanche sur l’ex-ennemi japonais avec le redressement de Nissan, des fermetures de sites ou délocalisations honteuses avec Vilvoorde puis Tanger, et enfin des barbouzeries quasi-comiques avec cette histoire des pseudo-espions…Bref, quand l’histoire a fait de vous un symbole. Rappelons nous qu’à l’époque des faits, Renault vivait également une sévère mise en cause sur ses pratiques managériales avec les suicides de salariés du centre de Guyancourt, aussi largement médiatisés que ceux des salariés de l’exemplaire France Telecom Orange de Stéphane Richard. Toute équipe dirigeante responsable, dans un tel contexte, doit non seulement gérer la crise en cours, à savoir trouver des solutions aux problèmes posés, mais aussi et tout autant préparer son organisation au management de la communication autour de la crise. De ce point de vue, personne ne peut raisonnablement reprocher à la Direction de la Communication de Renault d’avoir réfléchi en amont aux différents scénarios liés à ce dossier des espions internes, et imaginé jusqu’à des situations extrêmes déjà vécues dans sa propre actualité.
Les critiques ne sont donc pas de mise. Une grande organisation exposée comme Renault, avec un tel impact social, économique, politique et citoyen, doit légitimement analyser ses enjeux et anticiper ses communications pour être à la hauteur de sa résonance. On a connu de grandes marques non préparées aux situations de crise qui ne s’en sont jamais véritablement remises (France Telecom Orange après les déclarations incongrues de son ancien Président), ou qui ont perdu leur indépendance (comme Perrier contrainte de se vendre car trop fragilisée après l’affaire du Benzène). Est-ce ce que nous pouvons souhaiter pour Renault ? Vous avez dit cynisme ?
Quand les psys de tous ordres veulent illustrer la théorie de la double contrainte chère à l’école de Palo Alto (« double bind »), ils citent, par l’absurde, cette formule « Soyez spontanés ». Chacun comprend ainsi rapidement qu’il est impossible de répondre à cette injonction paradoxale, qui met son interlocuteur dans une situation inextricable pouvant mener à la folie. Et bien c’est un peu à ce type d’injonction paradoxale que l’on soumet aujourd’hui Renault dans cette affaire des communiqués.
L’instantanéité de la diffusion de l’information aujourd’hui, avec Internet notamment, laisse en effet encore moins de temps qu’auparavant aux organisations pour réagir efficacement en cas de crise. Dans cette perspective, anticiper et se préparer n’est pas seulement une vertu c’est une condition sine qua non d’une communication maîtrisée. Mais, en vérité, nous avons tendance à tout mélanger, et considérer tout simplement que tout ce qui est préparé ne serait pas sincère parce que non spontané. Une entreprise qui anticipe sa communication, évalue des scénarios, même les plus critiques et dérangeants, prépare ses messages, forme ses porte-parole, est une entreprise responsable et mature. Cela n’exclut en rien la sincérité du propos dont le lien à la spontanéité n’a, pour le coup, rien de naturel.
Quand il a évoqué « la mode des suicides » dans son entreprise France Telecom, Didier Lombard était totalement spontané. Vraisemblablement sincère. Mais carrément maladroit.
Lorsqu’il a généreusement proposé une journée de son salaire pour nettoyer les plages bretonnes après le naufrage de l’Erika, Thierry Desmarest, Président de Total était totalement spontané. Vraisemblablement sincère. Mais carrément maladroit.
Au final, faut-il faire l’apologie de la spontanéité on non ? Et cela a-t-il quelque chose à voir avec la sincérité ?
Pousser des cris d’orfraies et instruire de permanents procès en cynisme contre les entreprises, les entrepreneurs, les actionnaires, n’y changera rien. A force de pudibonderies, nous finirons vraiment par désespérer, et pas seulement Billancourt.
« Devenir cynique, voilà le comble de la pudeur » (Emmanuel Cocke)
« C’est pas en tournant le dos aux choses qu’on leur fait face » (Pierre Dac)
« Il vaut mieux pomper même s’il ne se passe rien que risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas. » (Devise des Shadoks)